Les retraites et le future de l’Euro 

José Piñera

 

(Cato Journal, vol. 24, n° 1-2 (Spring/Summer 2004), Cato Institute)

La population de l’Europe vieillit et diminue. Une évolution qui aurait pu être parfaitement gérable avec un minimum de prévision pourrait s’avérer une catastrophe, étant donné les engagements non provisionnés en matière de retraites résultant des systèmes de répartition. Ces derniers s’élèvent actuellement à 200 pour cent du PIB en France et en Italie et à plus de 150 pour cent du PIB en Allemagne. Cette situation est particulièrement difficile sur un continent où les avantages acquis sont fortement ancrés dans la culture de l’Etat-providence.

En 2004, la Commission européenne a déclaré qu’ « il y a un risque de finances publiques insoutenables dans environ la moitié des pays de l’Union européenne. La Belgique, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Autriche et le Portugal figurent sur cette liste noire ». De plus, le Commissaire chargé des Affaires monétaires de l’Union a prévenu qu’ « il n’y a qu’une fenêtre d’opportunité limitée pour les pays membres pour remettre de l’ordre dans leurs finances publiques avant que l’impact budgétaire du vieillissement arrive en 2010 ».1

Ainsi, les systèmes de retraite par répartition pourraient devenir une menace des plus graves pour la monnaie européenne. Comme l’affirment Niall Ferguson et Larry Kotlikoff :

« Au final, les déséquilibres intergénérationnels à travers la zone euro menacent gravement la viabilité de la monnaie unique à moyen terme. (…) Les pays qui vivent les plus sévères déséquilibres entre générations pourraient exercer une pression sur la BCE en vue de relâcher sa politique monétaire. Après tout, au cours du 20 e siècle, la planche à billets fut le recours le plus facile pour les Etats en difficultés budgétaires. (…) L’Histoire suggère ainsi que les problèmes budgétaires asymétriques – souvent engendrés par la guerre – poussent rapidement les unions monétaires entre Etats fiscalement indépendants vers la dissolution. Les problèmes budgétaires posés par les systèmes de protection sociale et de retraite pourraient avoir un effet centrifuge similaire sur l’union monétaire européenne, où les systèmes de redistribution se substituent à la guerre en tant que déclencheur fatal. »2

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1 EUObserver.com, le 21 mai 2003.

2 Ferguson, N. et Kotlikoff, L. (2000) « The Degeneration of EMU », Foreign Affairs (March/April) : 110-121.

 

La fuite en avant n’est pas une solution

 

Certains pays européens ont commencé à reconnaître les conséquences financières de ces déséquilibres démographiques. Or malheureusement, ils semblent croire qu’il suffirait de modifier quelques paramètres fondamentaux du système de répartition pour éviter la crise. En juin 2003, le premier ministre français Raffarin s’est exprimé avec éloquence devant l’Assemblée Nationale, en parlant du besoin de « lucidité démographique » ; il a également réussi à éliminer certains privilèges flagrants au niveau des retraites des fonctionnaires. Ces mesures ont permis de corriger partiellement les abus du système, mais non ses fondements viciés. La réforme allemande (essentiellement des allègements fiscaux pour encourager l’épargne) n’a pas abouti, car les gens sont largement incapables de faire des économies une fois qu’ils ont payé des cotisations sociales exorbitantes. Par la suite, le chancelier Schröder a lancé son Agenda 2010, mais celui-ci a uniquement bricolé le système de répartition, sans la réformer en profondeur. L’Italie, le pays ayant le taux de natalité le plus faible au monde, consacre environ 14.5 pour cent de son PIB aux retraites chaque année. Les Italiens, qui doivent verser des cotisations salariales de 33 pour cent pour les retraites, seraient obligés de relever ces versements jusqu’à 48 pour cent afin de financer les prestations promises aux personnes âgées.

Si les leaders européens semblent croire que la réforme « paramétrique » sera suffisante pour désamorcer cette crise, trois raisons fondamentales s’y opposent cependant. D’abord, la viabilité politique de certaines de ces réformes chez les membres de l’Euroland est clairement asymétrique. Exemple : il serait possible de relever l’âge de retraite légal de manière considérable dans un pays corporatiste, tel que l’Allemagne, une fois qu’il y a consensus au sommet. Or en France, où les tentatives d’ajustement marginal dans ce domaine pour les fonctionnaires ont déclenché de longues grèves, soutenues par une majorité de la population, une telle solution pourrait s’avérer impossible.

Ensuite, il est probable que la réforme « paramétrique » la plus décisive – l’augmentation de l’âge ouvrant droit à la retraite – ait des conséquences imprévues. Elle pourrait par exemple modifier le comportement des salariés à qui on demande d’allonger leur vie active. Dans les pays ayant des dispositifs publics étendus et laxistes en matière de pensions d’invalidité, cela aurait pour conséquence d’orienter la dépense publique vers une autre administration ou un autre ministère. Rappelons que le droit du travail rigide des Etats européens produit non seulement un taux de chômage élevé et soutenu, mais rend particulièrement difficile pour les seniors de garder leurs emplois, ou d’en changer, puisque les salaires ne peuvent être ajustés en fonction du déclin de productivité en rapport avec l’âge.

Enfin, les mesures visant à relever l’âge de retraite, réduire les prestations ou à augmenter les cotisations-retraite entraînent une diminution du « rendement » déjà minimal de ces contributions, ce qui pourrait déboucher sur la révolte des plus jeunes par la voix (grèves, etc) ou l’exit (départ du système, voire du pays). Ces mesures signifient une augmentation de l’ « écart de rendement », ce qui rend les systèmes de répartition encore moins favorables par rapport à l’épargne privée.

Puisque, d’ici 30 ans, chaque travailleur devra supporter un retraité en Allemagne, le scénario d’horreur suivant décrit, de manière romanesque, le niveau de coercition nécessaire : « En 2050, pour faire des économies et libérer des travailleurs de valeur, le Bundestag fait voter une loi abolissant le système de retraite bureaucratique. Désormais, chaque retraité aura à sa disposition un salarié-esclave qui lui versera la moitié de son salaire. »3

 

L’Europe solvable contre l’Europe insolvable

Ainsi, l’Europe se divise progressivement entre pays « solvables » et « non solvables ». Le premier groupe comprend des pays ayant des régimes privés importants (la Grande-Bretagne et les Pays-Bas), ceux qui ont récemment introduit des comptes épargne-retraite individuels (la Suède, la Pologne) et les pays dont les finances publiques permettent encore de soutenir le système de répartition par le budget général (l’Irlande et le Luxembourg). Le second groupe inclut les quatre grands pays qui regroupent la majorité de l’Euroland et de l’économie européenne – la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne – et tous les autres pays ayant un système de répartition.

Le respect du pacte de stabilité a déclenché les premières escarmouches. Alors que le premier ministre belge a déclaré que les règles concernant le déficit budgétaire sont « notre bible »4, le premier ministre français a rétorqué, « mon devoir n’est pas de résoudre des problèmes mathématiques pour faire plaisir à une institution ou à un pays en particulier ».5 Les leaders de l’ « Europe insolvable » pourraient être attirés par la vieille recette de l’Amérique Latine, à savoir la dévaluation qui permet de réduire le pouvoir d’achat des prestations par l’inflation. Or l’ « Europe solvable » s’opposera sans doute à une dévaluation de l’euro. Le résultat pourrait être un conflit entre les centres de décision en Europe, notamment au sein même du conseil de la Banque centrale européenne. Il est certain que cette perspective est susceptible d’expliquer la réticence des pays de plus en plus solvables comme la Grande-Bretagne, le Danemark et la Suède, à rejoindre l’Euroland.

Plutôt que la vision de conflits armés entre pays européens imaginée par Martin Feldstein (1977), des conflits intergénérationnels intenses, exacerbés, voire violents ne sont pas à exclure : les jeunes qui s’opposent à la confiscation d’une part substantielle de leurs salaires durement gagnés ; les vieux qui vivent dans la peur constante de déficits budgétaires croissants et la perspective de prestations réduites, directement ou par l’inflation.


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3 Theil, S. (2003) « A Heavy Burden », Newsweek International, Atlantic ed. (June 30) : 28.

4 The Economist, 4 Octobre, 2003.

5 Idem, 13 September, 2003.

 

Il faut reconnaître que les travailleurs européens dans le système de répartition peuvent être assimilés aux passagers du Titanic. Par la destruction du lien essentiel entre l’effort et la récompense, entre contributions et prestations, ce système collectiviste encourage ce que Bastiat appella la « spoliation légale ». Et en rendant les finances du système dépendantes du taux de natalité et de l’espérance de vie, il a été relégué du mauvais côté du mégatrend démographique européen du 21 e siècle : des populations vieillissantes et décroissantes.

Certains pensent qu’une immigration massive en Europe pourrait remettre à plus tard, voire résoudre le problème. Ce n’est pas le cas, pour plusieurs raisons. La première est économique. Une immigration massive de travailleurs à faibles revenus aurait pour effet d’aggraver le chômage et de réduire les salaires, ce qui réduit l’assiette fiscale disponble des cotisations. Ensuite, le problème de calcul. Ces travailleurs paieront plus d’impôts au cours de leur vie active, mais ils vont également toucher leurs retraites, ce qui revient à remettre à plus tard l’effondrement du système. Enfin, étant donné les écarts de salaire avec les pays de l’Afrique du Nord, il faut tenir compte des problèmes d’assimilation et des tensions religieuses entre les immigrés à majorité musulmane et les autres.

 

La solution : la réforme « paradigmatique » des retraites

La solution consiste à mettre en place un système de comptes épargne-retraite personnels qui rétablit le lien essentiel entre l’effort et la récompense, pour évoluer vers un système qui permet de définir les contributions plutôt que les prestations. Trente pays ont déjà adopté ce système, y compris des pays européens.6

William Shipman 7 affirme que « le financement de la transition est un problème complexe », mais qu’il est « moins coûteux de passer à un système de marché que de maintenir les systèmes de répartition actuels ». Voire, il pense qu’ « il est possible de concevoir un scénario de transition qui bénéficie à l’ensemble des générations ». Une transition progressive et économiquement faisable à un système privé a déjà été identifiée pour l’Espagne.8

Un système de comptes personnels permettrait en outre d’améliorer la mobilité sur le marché du travail, autre facteur clé d’une union monétaire efficace. S’il s’accompagnait d’une réforme du régime d’invalidité, cela permettrait d’élargir la force de travail et de réduire le gaspillage des dépenses publiques.

Les perspectives de l’euro et de l’intégration européenne seraient bien meilleures si l’un des grands pays de la zone euro décidait d’amorcer une transformation dans ce sens, donnant ainsi l’exemple aux autres.9 En définitive, si les Européens, les Américains et les Japonais ne veulent plus avoir suffisamment d’enfants, ils devront accumuler assez d’argent dans leurs comptes d’épargne retraite personnels.


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6 Cf. Piñera (2001).

7 Cf. Shipman (2003).

8 Cf. Piñera (1996).

9 Cf. Piñera (1998)

 

L’intégration européenne contre l’Etat-providence de Bismarck

Le chancelier de fer prussien, Otto von Bismarck, fut l’une des personnalités clé des deux derniers siècles. Il présida à deux changements politiques qui ont eu un grand impact sur notre civilisation. Le premier fut l’unification de l’Allemagne par « le sang et le fer », selon ses propres paroles. Les conséquences au 20 e siècle sont bien connues.

Le second fut la mise en place d’un système public et obligatoire de retraite. Il déclara que, tout comme les soldats de l’armée avaient droit à une pension pour services rendus à l’Etat, tous les salariés devaient être considérés comme des « soldats de travail », ayant droit à une retraite de l’Etat et, comme il a si bien expliqué, ils seraient ainsi « plus faciles à gérer » que ceux ayant une retraite privée. Aujourd’hui, l’Etat est allé bien au-delà d’une pension de vieillesse obligatoire. L’Etat-providence est hautement visible, puisque tout homme politique tente de gagner les élections en prenant l’argent à ceux qui sont moins capables de défendre leurs salaires, afin de les transférer à ceux qui sont capables de mobiliser les votes et le pouvoir dans la rue.

Quels que soient ses mérites, l’euro est désormais un fait, et sa chute pourrait affaiblir l’effort noble et visionnaire d’un espace économique commun en Europe qui a permis la prospérité et la paix. Si les Européens souhaitent sauvegarder leur monnaie commune, ils devront abandonner le paradigme bismarckien en matière de retraites et, tout en maintenant un filet de sécurité public, avancer vers un système global fondé sur la propriété privée, la liberté et la responsabilité individuelles.

 

Références

Feldstein, M. (1997) « EMU and International Conflict », Foreign Affairs (Nov/Dec) : 60-73.

Ferguson, N. et Kotlikoff, L. (2000) « The Degeneration of EMU », Foreign Affairs (March/April) : 110-121.

Piñera, J. (1996) « A Proposal for the Reform of the Pension System in Spain », Círculo de Empresarios, Madrid.

Piñera, J. (1998) « A Way out of Europe’s Pension Crisis », Wall Street Journal Europe (June 25)

Piñera, J. « Liberating Workers : The World Pension Revolution », Cato Letter, n° 15, Washington D.C.

Shipman, W. (2003) « Retirement Finance Reform Issues Facing the European Union ». Social Security Paper No. 28 (January). Washington : Cato Institute.

Theil, S. (2003) « A Heavy Burden », Newsweek International, Atlantic ed. (June 30) : 28.


 

 

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